La tristesse a coloré le dehors de mille et unes nuances de gris, aujourd’hui. J’aime pas. Mon âme se gorge trop de ce désespoir silencieux, j’en ai le cœur qui pleure comme il pleut de l’autre côté du mur. Je vagabonde d’un pas chancelant, dissimulant flasque de vodka et quelques joints dans les poches de mon sweat trois fois trop large – j’ai l’impression d’voler. Je m’arrête face à une porte déglinguée – tout est déglingué, ici, le matériel, le système, nous... surtout nous. J’entre. ... Merle. Le nom vit et meurt en l’espace d’une seconde sur mes lèvres. Elle disparaît, elle réapparaît, tour de magie – et moi, je la fixe froidement, la Merl(ine). J’essaye de lui sourire comme avant, « Hey salut ! Putain c’que t’es belle aujourd’hui ! », c’était comme ça avant, et avant c’était pas aussi dur de sourire. Finalement j’m’assois – je m’effondre – à côté d’elle, j’entame ma flasque – longue gorgée d’amertume translucide pour apaiser les aigreurs de l’âme – et j’lui tends. « C’est parce que tu dessines comme un pied qu’ils t’ont interné ? », je nargue avec un désabusement moqueur. C’était mieux avant, quand ça paraissait beau de vivre.

Moi j’demande plus aux gens comment ils vont, et j’leur réponds plus quand ils me demandent. A quoi ça sert. Personne veut savoir comment tu vas, ces mots c’est un mensonge universel comme le Père Noël ou la souris des dents (j’comprends pas pourquoi on continue d’y croire), ces mots on te les offre en espérant que tu les foutras au fin fond d’un placard et que tu les oublieras pour toujours. Personne veut savoir que tu vas mal – et moi non plus j’veux pas l’savoir. Je hausse les épaules en lui jetant un regard peu convaincu, j’lui dirais bien qu’ici vaut mieux dégager le « Ça va » d’son vocabulaire, parce qu’ici de toute façon personne va – et d’ailleurs, ça va, ça va, ça va où ? personne saurait l’dire, ça. « Y’avait une trop mauvaise ambiance, ils avaient besoin de moi. » Encore une connerie marmonnée d’un ton railleur – c’est toujours comme ça avec moi, j’évite les vérités qui déchirent par un joli jeu de mots nonchalants. J’(me) donne l’illusion d’être forte en crachant de la dureté entre mes lèvres charnues, les autres ils y croient alors moi aussi. « Dis meuf, t’étais où ? Avant ça – j’lui désigne la salle ravagée d’un geste de main – ? » Et ma main qui se perd songeusement dans sa chevelure brune, mes doigts qui tracent des chemins d’une tendresse vague entre les mèches – mes doigts courent, et mon esprit aussi il court. (j’peux pas m’empêcher d’penser qu’il courrait plus vite sous coke, et ça me suffit à trembler. de désir. à en mourir.)

Je la scrute, la jolie Merle (elle a toujours été jolie, si jolie, et même avec le rouge criard sur sa bouche la tristesse argentine au coin de ses yeux elle est jolie). Ma main pèlerine doucement jusqu’à son visage, en redessine les lignes fines, j’sais pas ce que j’ai, d’habitude je touche pas les gens (c’est eux qui me touchent, et même si j’aime pas je soupire pour faire plaisir). « Ouais. » Paris la lumineuse, Paris la précieuse... Paris la dangereuse Paris la vicieuse qui te noie dans son flot de vie en accéléré. « J’aurais p’tête pas dû y rester... » Nouvelle rasade de vodka, je bois à l’idée illusoire que si j’avais été ailleurs papa et maman m’auraient pas vu pâlir pleurer crier que la mort me veut moi mon corps mon âme me violer avec sa fauche. C’est stupide. C’est le « Et si... » vacillant auquel on croit à peine, juste pour le soulagement de croire en quelque chose – de croire que, si j’avais été ailleurs, j’aurais pas surdosé devant mes parents. « Quoique visiblement ça t’a pas réussi. » Puis je pousse un soupir, mes épaules s’affaissent, je tremble plus fort – mon corps veut plus fort –, j’ai plus envie d’me moquer, d’faire comme si j’m’amusais fatalement d’mon enfermement. « On a rien à foutre ici toi et moi. ‘Fin j’crois pas. On devrait s’barrer. » Là-dessus je sors un joint d’mes poches et l’allume, signant mes mots d’une énième petite rébellion.

« T’es folle. T’es folle. » J’ai rien d’autre à répondre – blocage de l’esprit. Fume, fume, fume sur le joint, peut-être que t’en expireras l’inspiration de dire quelque chose. Mais t’es complètement duper, ma pauvre che-Blan !, c’était ça qu’on me criait tout le temps, comme un genre d’hymne malsain au souvenir duquel je grince des dents. Putain. Duper, ouais, au moins, les neurones grillés au sucre des surhommes. « On pourrait être quelque part ailleurs. » J’essaye d’imaginer une reconnexion avec la nature (l’eau glacée du lac le matin contre ma peau nue, le murmure des feuilles que le vent perd dans mes cheveux, l’arrière-goût de liberté sur mes lèvres), c’est beau, beau comme Pablo la course infinie d’un bateau, mais pas autant que les éclats fleurs-lumières (fleurs meurtrières) de Paris. « J’ai pas besoin de pause. » J’me rappelle de ce mec au Silencio, bien sapé bien camé, les vingt ans entamés. Monte ! qu’il me crie en m’ouvrant la porte de sa Lamborghini, il ouvre toutes les fenêtres, il fonce jusqu’au périphérique. Personne à ce moment-là, juste nous deux et les cent quatre-vingt kilomètres/heure de la bagnole. Le vent tonne, mon cœur cogne, les lumières éclipsent la noire froideur de l’automne. Putain, pourquoi on vit aussi lentement ? On pourrait vivre plus vite que le temps, vivre plus puissant plus violent. « La seule pause dans la vie c’est la mort. » J’ai aucune peine à croire qu’on crèverait à s’éterniser entre ces murs, pareilles que des oiseaux tarés qui se taperaient la tête contre les barreaux d’la cage.