les livres. les livres. les livres et les mots. les rimes et les phrases.
points, virgules, majuscules.
dans l'infini les lettres dansent, voltigent, se brisent.
dans mon crâne elles s’immiscent, fouillent, retournent.
tout.
les souvenirs, les envies, les peurs.
en empilant les livres, les uns sur les autres, je pourrais construire un abri.
qui viendrait s'y cacher avec moi ?
corps à corps sous le bombardement des mots lus à haut voix. vivants et forts.
peau à peau, frémir sous les souffles qu'un autre a couché sur le papier avant nous.
tu viendrais, toi ?
elle serait venue, elle.
dans la bibliothèque, il y a assez de pages pour survivre mille ans.
je caresse les couvertures.
rouges blanches poussiéreuses jamais neuves.
en passant sous les yeux d'un autre, les mots changent-ils de goût ?

duras.
j'hésite.
et le ravissement de lol v. stein entre mes mains.
celui qu'elle m'avait lu à haute voix.
le même.
il y a des passages même que je connais par cœur. à force des les avoir répété.
elle et moi.
comme un jeu.

- Dans un certain état toute trace de sentiment est chassée. Je ne vous aime pas quand je me tais d'une certaine façon. Vous avez remarqué ?
- J'ai remarqué.
Elle s'étire, elle rit.
- Et puis je recommence à respirer, dit-elle.

comme une pièce de théâtre aux répliques usées.
je ne pleurerai pas.
ici, ils disent tous que je suis un adulte.
un grand, pour de vrai.
un fort, un homme.
pas un qui chiale en effleurant les pages jaunes d'un bouquin qui sent le vieux.

et puis, quelqu'un arrive.
les pas résonnent dans la pièce aux hauts plafonds.

c'est comme un sursaut.
un sursaut de l'air.
un sursaut qui se répercuterait tout autour.
comme un écho.
c'est comme une invitation.
il faut se retourner, observer.
aider, peut-être.

demi-tour. mentalement, je détaille la scène.
d'abord, le livre. par terre. le livre et les feuilles qui volent.
tourbillon.
un pas en avant.
ensuite, une silhouette qui s'abaisse.
dans mon champs de vision, la main, surtout : blanche.
le deuxième pas reste en suspens.
les doigts longs tremblent et s'emparent des pages échappées.
mon regard remonte, guidé par le bras tendu.
les veines bleues, délicates, serpentent, à fleur de peau.
l'épaule.
puis, le visage.

c'est un nouveau sursaut.
un éclair
un coup de tonnerre
un coup de feu
un coup de poing
en plein dans l'âme.

le visage.
poupée de porcelaine, lèvres ourlées, joues rosies par la précipitation.
regard fuyant.
le ravissement de lol v. stein contre mon cœur.
mon cœur tempête, ouragan, naufrage.

un pas, à nouveau.
le sol tangue, mes jambes flanchent.
abolir la distance,
arracher sa peau,
bouffer sa voix,
dessiner des étoiles entre ses reins.

où suis-je ?
qui est-elle ?
fantôme, illusion, souvenirs.
je deviens fou. son visage qui se multiplie dans mes pensées. son visage qui se déforme - son visage qui lui ressemble, son visage qui pourrait être elle - mais c'est impossible - ce n'est pas elle - et pourtant. son visage. et ce regard qui ne se relève pas.

silence.
et ma voix.
rude.
sèche.
ma voix, comme après mille ans d'emprisonnement dans ma gorge.
de quelle couleur sont tes yeux ?
ça résonne, ça ne s'éteint pas.
même à moi, ça me fait peur.
ne t'en vas pas,
regarde-moi.

boum.
boum boum.
c'es mon cœur.
mon cœur qui résonne.
mon cœur dans ma gorge.
mon cœur dans la bibliothèque toute entière.
boum.
boum boum.
c'est cœur qui s'emballe.
mon cœur qui manque d'exploser.
mille morceaux de cœur à nos pieds.
tu y crois, toi, au cœur qui jaillit par la bouche et qui s'échappe et qui te heurte de plein fouet ?
moi, j'y crois.
et j'ai peur.

les yeux se lèvent.
deux perles chocolat noisette.
deux perles qui roulent, roulent, roulent et me croquent.
le regard n'est pas océan.
il est vrai mais il n'est pas bleu.
mon palpitant ne se calme pas pour autant.
déglingué, il refuse l'accalmie.
les joues de la princesse chocolat sont rouges coquelicot.

elle se redresse,
son livre entre ses bras,
rempart entre elle et le monde.
animal blessé et tremblant, elle recule,
fuit,
le regard toujours droit,
le regard
toujours
sur moi.

elle est belle,
dans cette peur,
qui dévore,
avec ses dents,
immenses,
ses dents de loup,
ses dents de monstre.
mes dents,
blanches,
que j'imagine,
sur ses lèvres,
tendres.

ne pars pas. ne pars pas. pas déjà. ne cours pas. tu tomberais. la peur, sous le parquet, attraperait tes chevilles et je serais bien obligé, alors, de tendre la main, d'attraper ton poignet, épiderme électrique, pour te relever, contre moi, ou presque. ne pars pas. reste là, mon petit, mon doux, ma fée.

elle ne dit rien.
et j'ai peur de sa voix qui se tait. de ses mots à l'intérieur. de tout ce qu'elle ne dira jamais.
et la couleur de ta voix ?
la mienne tremble.
quand elle ouvrira la bouche, quand le son s'envolera d'elle à moi, il sera trop tard.
déjà, je le sais.
que c'est une fille bonne à me hanter.
(parce qu'elle est belle,
parce qu'elle est belle,
aussi belle qu'elle.)
pourtant mes yeux supplient,
prière muette
et silencieuse.

un pas en arrière.
un nouveau mètre entre elle et moi.
pourquoi ?
de quoi a-t-elle peur ?
de ma voix, de mes mains, de mes yeux ?
suis-je si effrayant ?
les phalanges blanchissent tant elles serrent le livre.
si je vise en plein cœur la balle sera stoppée. tu as bien raison de te protéger, tu as bien raison de le tenir, ce livre, de les bercer, ces mots. peut-être qu'à la chaleur de ton âme ils deviendront papillons.

les épaules se soulèvent et retombent.
la voix est transparente. inaudible, inexistante. la voix est un joyau qu'elle garde à l'intérieur. les mots sont des trésors, qui ne s'offrent qu'au compte-gouttes.
la rareté est précieuse.
le silence aussi.
il faut savoir le cajoler.
il faut apprendre à l'aimer.

c'est elle qui le brise,
de trois mots,
dans un seul souffle.
trois mots comme la mise au point d'un photographe,
pour cesser, enfin, d'y voir flou.

ta voix est bleue.
c'est comme une évidence.
voix bleue - ce qui est beau, dans le bleu, c'est qu'il est infini. mille teintes, mille nuances dans une seule couleur.
ici, elle est nuage, presque effacée.
je l'imagine déjà rivière furieuse, débordant de son lit.

ensuite, se concentrer sur les mots.
qui es-tu ? qui suis-je ?
tout revient, en cascade.
je suis daphnis et je ne suis pas là pour tomber à genoux devant de jolies filles.
même quand elles ont la peau blanche et les lèvres rouges.
je suis daphnis et je ne suis pas un animal - je ne suis plus l'animal blessé - je sais faire semblant maintenant - je sais jouer à l'adulte.
quatre pas en avant, vite, vite, avant qu'elle ne recule.
la main tendue,
malgré les quelques mètres entre nous,
encore.
qui suis-je ?

je voudrais savoir dire je suis un éducateur, je suis là pour que tu puisses t'envoler comme on pourrait le dire à un oiseau blessé.
mais les masques se brisent et les mots s'emmêlent.
je suis un loup.
je veux bien être qui tu veux.
puisque pour moi tu es fantôme,
puisque déjà je voudrais soulever ta peau,
regarder en dessous,
les galaxies,
les infinis,
puisque je t'ai reconnue,
je veux bien être
celui
que
tu
voudras
tant que tu ne pars pas.
pas encore.

un gamin.
rien de plus qu'un gosse.
c'est un coup à jouer à un deux trois soleil (c'est toi qui compte),
sauter à cloche-pieds à reculons,
et s'inventer un monde à coup de on dirait que je suis.

je commence.
on dirait que je suis un gosse,
on dirait que j'ai sept ans, pas beaucoup plus,
on dirait que t'es une princesse, tout en haut de la tour,
on dirait que moi je suis le plus fort,
on dirait que je viens te sauver
et que t'es obligée de m'aimer.

elle rend les armes.
le livre-bouclier, il est pour moi.
contes de grimm.
jamais personne ne m'a lu de contes,
mais en princesses et en fées, je m'y connais.
c'est un univers de tous les jours,
un truc qui se cache sous les sourires,
il faut y croire pour le voir.

j'ouvre le livre presque grimoire, je fais défiler les pages sous mes yeux.
raiponce, le vaillant petit tailleur, le petit chaperon rouge, les six frère cygnes (...)
que veut-elle que j'en fasse ?
lire une histoire ?
les gamins ne lisent pas.
lire, c'est chiant.
lire, c'est rien que pour les grands.

je pose les deux livres sur une étagère, au hasard.
tant pis pour l'ordre alphabétique.
si tu veux, on fait un jeu.
apprivoiser l'animal terrorisé.
tout doucement.
cesser d'avoir envie, tant envie, de croquer sa peau pour savoir, enfin, si elle a le goût du passé.
je m'avance. juste assez pour qu'un pas nous sépare.
dans un murmure, la voix saccadée par la peur de ne plus savoir jouer,
d'avoir oublié comme on était quand on avait six ans,
je lâche :
cache-cache. je compte jusqu'à trente.
fermer les yeux et serrer les paupières assez fort pour voir des étoiles.
un
son visage encore, partout.
deux
et sa bouche qui tremble.
trois
dans le silence, oublier que c'est une mauvaise idée,
que je n'ai plus l'âge pour ces jeux là.
quatre
ne te cache pas trop bien.