Chuuut. Tais-toi, ne pleure pas. Il ne faut pas qu'ils sachent que tu es là. S'ils savent, maman sera fâchée, tu ne veux pas que ça arrive n'est-ce pas ? Alors ne dis-rien, cache-toi. Tu te souviens la dernière fois que l'un d'eux t'as vue ? Oh, tu n'oublieras jamais cette fois-là. Tu es trop jeune, trop fragile, il te faudra devenir forte. Tu finiras par les apprécier tu sais, mais sans que maman le sache. Maman ne t'aime pas tu sais, avec tes jolis cheveux bruns et tes grands yeux bleus. Tu te souviens de la dernière fois, lorsque le monsieur t'as vue ? Elle t'a frappée. Frappée si fort que tu en garderas à jamais la cicatrice. Pas seulement sur ton joli minois, mais surtout dans ton cœur. Ce n'est pas sa faute tu sais. Elle a peur. Peur de ce que tu seras quand tu seras grande. Plus jolie qu'elle, plus désirable. Elle a peur des autres femmes. Tu en seras une toi aussi, si elle te laisse vivre jusque là. Mais ce n'est pas ta faute tu sais. Maman n'a plus toute sa tête. Tu vois ces pilules sur la table ? N'y touche pas ! C'est pour ça que maman est comme ça. C'est pour ça qu'elle vend son corps. C'est pour ça qu'elle a perdu son cœur. Tu ne comprends pas ? Mais si, souviens-toi du monsieur ...

Non. Tais-toi. Ta voix l'insupporte, même tout bas. Tu lui donnes la migraine, alors elle prend toujours plus de pilules. Elle te frappe quand elle n'en a plus, elle est persuadée que tu les lui vole. Alors tu cours. Tu cours aussi loin que tes petites jambes te le permettent, sous la pluie qui brouille ta vue. À moins que ce soit des larmes ? Allons Sarah, tu devrais être habituée. Tu te recroqueville dans un coin, contre un mur, et tu pleures. Tu ne sais faire que ça. Pitié, montres-y du tien. Si tu n'étais pas aussi jolie du haut de tes dix ans, peut-être que maman t'aimerait ? Alors tu te barbouilles le visage de boue, tu coupes tes cheveux avec un morceau de verre. Tu te blesses les mains, mais ce n'est pas grave si c'est pour maman. Les autres petites filles offrent des fleurs, toi tu offres ton coeur blessé. C'est tout ce que tu as, tout ce qu'il te reste. Et un peu d'innocence peut-être ? Que tu préserve tout au fond de toi. Mais quand tu rentres, maman n'est pas là. Tu sais où elle est, elle est partie chercher de nouvelles pilules. Et toi tu es seule, comme toujours. Tu as faim. Tu as froid. Mais tu sais que rien ne changera jamais. Alors tu es en colère. Tu piétines ce qu'il te reste d'enfance. Tu es grande à présent. À dix ans, il est temps que tu sois forte.

Fuis. Aussi loin que tu peux. Tu survivras, ne t'en fais pas. Ta mère n'a jamais voulu que ta mort de toute façon, aujourd'hui tu veux la sienne aussi. Alors tu t'enferme le jour, tu sors la nuit. Tu as quoi ? Quatorze ans ? Mais regarde-toi, on dirait ta mère. Un verre à la main, une cigarette dans l'autre. Tes yeux sont secs, il n'y a plus de larme, ton sourire est fané, ils répondent aux échos de la musique qui coule dans tes veines. Tu es jeune, bien trop jeune, mais qui s'en préoccupe ? Personne. Tu es une femme à présent, ils savent tous ce que ça veut dire. La petite fille est morte il y a longtemps de cela. Et puis, la nuit tu oublies. Dans leurs bras, le monde n'a plus d'importance. L'alcool te détruit, mais il te maintient en vie aussi. Pourtant ton reflet dans le miroir t'insupporte. Tu y vois cette petite fille qui te demande pourquoi. Mais tu l'ignore. Tu avais des rêves autrefois, tu t'en souviens ? Non. Il ne reste que les débris de tes espoirs d'autant. La vie est une chienne, alors tu te bats comme tu peux.

À quinze ans, ça ne va plus à l'école. À quoi bon de toute façon ? Tes professeurs te regardent tous d'un drôle d'air. Encore une gamine de merde, se disent-ils. Ils ne savent pas. Ils ne sauront jamais. Tu es bien trop arrogante pour ça, tu as la parole facile, tu cries et tu frappes. Ils ne savent pas que tu es brisée au fond. Ils s'en foutent de toute façon. Ils sont adultes, toi pas. Ils connaissent la vie mieux que toi. Ta mère ne te regarde plus, elle a arrêté de s'occuper de toi il y a longtemps. Tu survis plus que tu ne vis, tu voles dans les magasins, tu voles ta nourriture, mais aussi tes vêtements, tes bijoux ... C'est que tu as des goûts de luxe petite, mais tout cela tu le paiera un jour, tu le sais ? Mais tu t'en fous. Ils ne t'auront jamais, tu en est persuadée. Et puis, qu'ont-ils contre toi de toute façon ? Rien. Tu n'es qu'une pauvre fille Sarah, même pas capable de s'élever. Parfois il t'arrive d'épier ces familles heureuses dans les rues, avant de les bousculer et de les regarder avec tant de haine. Le jour tu hurles, mais la nuit tu pleures. À qui le dis-tu ? À personne bien sûr. Tu es lâche, Sarah.

La voix me parait lointaine, et pourtant c'est à moi qu'elle s'adresse. Je regarde mon interlocuteur, arque un sourcil et hausse les épaules. Qu'attendent-ils de moi au juste ?
Question stupide. Qu'est-ce que ça me fait d'être une femme ? Qu'est-ce que ça me fait d'être brune ? Qu'est-ce que j'en sais moi ? ça a toujours été comme ça, aussi loin que je me souvienne.
Instinctivement, je courbe l'échine, et rentre la tête. Je me replie littéralement sur moi-même. Je n'aime pas leurs questions, je n'aime pas ce qu'on essaie de me tirer des informations
Tout ce que je sais, c'est que chacun d'entre nous porte un fardeau. Faut pas se leurrer, y a bien pire que moi, même si on veut me faire croire le contraire et m'attendrir à coup de "ma pauv' chérie". Finalement, devoir agir comme quelqu'un de plus âgé, ça m'aura au moins appris à ne pas tomber dans ce genre de supercheries.