les doigts s’abîment au grillage. la peau se laisse écorcher par le métal un peu rouillé. combien de tempêtes, combien de rêves, combien de folies ces barrières ont-elles vus passer ? combien de jours à rester là, dressées, gardiennes d'un temple de déchéance ?
de l'autre côté, les montagnes, les champs, les forêts, les villes, les rires, les couleurs, les sursauts, les frissons, les illusions d'un autre monde.
avoir quinze ans à nouveau et m'imaginer otage d'une prison qui n'est plus mienne.
si je le désirais.
si.
je pourrais.
sortir. m'en aller d'ici. suivre le chemin qui mène à la vie et ne plus jamais me retourner.
oublier la poisse, la poussière et la cendre qui plombe le crâne sous ce ciel.
regard vers le ciel. le ciel est gris. le ciel est gris, gris, gris, forcément.
je me souviens de l'océan, de l'horizon inexistant, du bleu à perte de vue. je me souviens.
les yeux dans le vague, effleurer une liberté que je pourrais embrasser.
à l'intérieur de la veste, les clés du portail.
je m'allume une clope. la flamme vacille avant de s'éteindre complètement.
de l'autre côté, les loups hurlent à une lune encore invisible.
viens éclairer mes peurs.

c'est un chat, un insecte minuscule, une fée de rien du tout qui sautille sur le gravier. ça bruisse, ça crisse, ça chante.
frémissement de l'air, je souris mais ne me retourne pas.
c'est forcément une gamine. c'est un pas de petite fille. un pas de grande envolée, de danseuse filante, de flâneuse de bord de mer, de touriste en vadrouille.
un pas de rien.
je tire sur ma cigarette. plus fort, allez, plus fort. me cramer les poumons et retrouver les sensations de la première fois. cette fumée qui arrache la gorge et qui fait tourner la tête. la première clope. ici ou pas loin. pour faire comme. comme qui, comme quoi ? comme si moi aussi j'étais un dur, un grand, un vilain aux dents jaunes.
tout ça pour ça.
la sauterelle s'approche encore un peu. silence.
bonjour.
mademoiselle visage de poupée et regard d'ailleurs. mademoiselle du même côté de la barrière que moi, (mademoiselle ne devient pas comme moi), mademoiselle soupirs.
la cigarette se consume et la cendre tombe en pluie grise sur le bout de mes chaussures.
mes yeux toujours fixés sur l'autre côté.
mademoiselle, tu ferais quoi, toi, là-bas ?
jouer à l'enfant, au pas adulte.
à la voix douce, aux mains douces, au sourire doux, aux yeux doux, aux envies douces, aux rêves doux, aux lèvres douces, douceur de plume.
jouer à celui qui rêve, une clope entre les doigts et un cri de loup tapi au fond de la poitrine.

dernière bouffée de nicotine aspirée avec rage. une seconde avant de le lâcher, je me brûle les doigts au mégot. sourire, soupir, sourire.
le silence ne tangue pas bien longtemps.
avant même le premier mot, dès la première inspiration, il s'effondre à nos pieds.
le silence, précieux et froid, en mille morceaux de verre.
(et je préfère sa voix, douce et claire, chaude dans le soir, et je préfère sa voix, qui papillonne étrangement, qui éclaire mais ne tonne pas, sa voix légère dans le noir, et je préfère sa voix au silence qui réveille les fantômes et les espoirs un peu morts.)
là-bas comme dehors.
là-bas comme là où je suis incapable de vivre.
là-bas comme se réveiller avec l'envie d'aller voir la mer et y aller parce que c'est beau, parce que même la route est belle.
là-bas comme foncer droit dans les murs et s'exploser la gueule en oubliant d'en rire.
là-bas.
là-bas comme les étoiles que ça allume dans les yeux des gens normaux.
là-bas comme ce n'est pas pour moi.
je voudrais qu'elle me secoue, un peu.
qu'elle fasse tinter les grelots dans mon crâne.
là-bas comme la vraie vie, oui. ça te laisse un goût étrange dans la bouche.
ce soir. cette nuit. tu ferais quoi, cette nuit, de l'autre côté des barrières, mademoiselle ?
je détache mes doigts, crispés et blanchis, des barreaux. je m'allume une nouvelle cigarette avant d'en tendre une à la demoiselle.
pull blanc. elle doit même en avoir sur elle.
et d'une flamme, réveiller la vie.
encore.

la gamine parle de londres et de clopes. elle dit il, aussi. du bout des lèvres, comme on balaie un souvenir du revers de la main.
elle ne parle pas de folies,
de grandeurs,
de bout du monde.
non.
londres,
un porche,
des cigarettes.
on peut jouer à être à londres si tu veux.
on peut dire que moi je suis anglais,
on peut dire qu'on fume,
sans parler,
parce que mon accent,
tu sais,
il tiendrait pas vraiment la route, pour de vrai.

deux cigarettes dans le soir presque nuit.
deux âmes qui brûlent.
deux tas de cendres, bientôt.
deux animaux.
en cage.
deux contre le grillage
et deux, c'est assez pour le faire céder
surtout quand les clés tintent dans la poche de l'un.
deux et la fumée qui monte au ciel.
comme une prière,
comme un espoir.
dis, tout là-haut, tu nous entends ? allume les étoiles, il commence à faire froid tout en bas.

le vous surprend.
dis, mademoiselle, on ne joue pas avec les vous, si ?
on n'attend pas les étoiles avec un adulte, si ?
tu ne voudrais pas me tutoyer ? juste ce soir, si tu veux. tu me fais peur à me dire vous, j'ai l'impression d'avoir cent ans.
cent ans de plus qu'elle. le vous comme pour bien marquer la distance. la souligner, honteusement.
parce que l'infini est de l'autre côté. je voudrais bien mesurer l'infini. mais. je chuchote. il me fait peur, l'infini. l'infini tout seul, c'est beaucoup trop.
comme un secret, murmuré dans la fumée.
un truc à ne pas répéter,
pour que ça ne devienne pas trop vrai.