Elle est belle, Sam, même si elle ne se l’avoue pas.
Elle est belle, cette fille, mince, bien faite, au regard doux.
Elle est belle, même si ce n’est pas comme les autres.
Elle vit de l’autre côté du miroir, Sam, du mauvais côté. Du côté où tout se brise entre ses mains, du côté où rien n’est acquis.
Elle vit du côté où elle ne contrôle rien, du côté où elle se perd à chaque pas, du côté où elle n’a pas d’attaches.
Elle vit du côté où tout peut basculer d’un moment à l’autre, du côté où on ne doit pas s’attacher, sous peine de tout perdre, et de tomber encore plus bas.

Elle ne croit plus en rien, cette enfant perdue, cette gamine coincée dans ce corps un peu trop grand pour elle, cette gamine qui panique. Oui, une enfant, c’est ce qu’elle est, encore. Une enfant qui ne suit pas, qui ne comprend pas ce qu’il lui arrive, une enfant qui n’arrive pas à contrôler. Sa vie défile devant ses yeux, un peu trop vite, comme en accéléré. Assez lentement pour qu’elle se rende compte de tout, pour qu’elle ressente la souffrance, au plus profond de son corps, au plus profond de ses os, mais trop rapidement pour qu’elle n’aie le temps de s’arrêter, pour qu’elle n’aie ne serait-ce que le temps de se reprendre.
Elle est perdue, cette gamine, depuis des années, maintenant. Comment ils disaient, déjà ? Troubles explosifs intermittents. C’est pour ça, qu’elle se retrouve ici, entre ces quatre murs. Parce que, quand elle commence, elle ne peut plus s’arrêter. Quand elle ressent une émotion, elle la ressent entièrement, elle la ressent, amplifiée, forte, puissante, bien trop puissante. Forte à en crever.
Que le sang se mêle à ses larmes et dévale sur ses joues, qu’ils l’enferment, peu importe. Même si ça la rend infiniment triste, infiniment malheureuse, quand elle commence, elle ne peut plus s’arrêter. Alors non, elle n’est pas méchante, elle n’est pas cruelle, ni rien des défauts qu’on aime à lui prêter. Non, elle n’est pas insensible, pas folle. Elle n’est rien d’autre que cette gamine, coincée dans ce corps de jeune femme qui a muri trop vite.

« Samantha ! Qu’est-ce que tu as fait… »

Elle se rappelle bien trop précisément de ce soir. Elle se rappelle bien trop précisément du visage éploré de sa mère, du cadavre qui est étendu sur le sol, dans une grande flaque de sang. Dans son regard aussi, des tâches de sang.
Du sang.
Le rouge si pur, et si révélateur.
Il a coulé, ce soir là, bien trop. Il a coulé, a laissé ses traces dans le cœur des deux enfants, ce soir là. Des traces impossible à effacer. Alors oui, on peut faire semblant que ça va mieux. On peut faire semblant que tout va bien, on peut nettoyer un peu, se plaquer un grand sourire sur les lèvres. On peut fumer, boire, à en perdre la raison, à tout oublier. Alors oui, on peut faire semblant, parce que personne n’est mort, ce soir là. Mais il s’en est fallu de peu. De si peu. Non, ça ne s’effacera jamais. Rien ne s’effacera, rien ne s’arrangera.
Non, elle n’y croit plus, elle ne croit plus en rien. Elle se hait, maintenant. Elle est animée par une rage sourde, elle se consume elle-même.

Oui, elle vit du mauvais côté du miroir, du côté où elle peut basculer à tout instant.
Elle vit du côté où la mort n’est qu’à quelques centimètres, parce qu’on ne peut jamais s’attacher
Elle vit du côté de la peur, omniprésente. Peur des autres, mais peur d’elle-même, surtout. Peur de déraper, encore.
Oui, elle est belle, Sam.

La peur. Sam la ressent, à chaque instant, dans chacun de ses os, sous sa peau. Ce sentiment si dur, si froid, ce sentiment qui vous prend les tripes, qui vous fait geler sur place, presque instantanément. Ce sentiment qui vous cloue sur place, qui vous empêche de penser correctement, de réagir correctement, la brunette le connaît par cœur.
La peur, Sam la ressent forte, tout aussi forte que le reste de ses émotions. Elle la ressent en continu, elle la ressent sans interruption. Sans interruption ? Et pourtant…
Pourtant, il existe un sentiment plus fort que la peur, un sentiment qui balaye tout sur son passage, comme une vague, avant de se retirer, en donnant un peu plus d’intensité à la peur, à la honte, et au désespoir. Il existe un sentiment plus fort que tout, un sentiment destructeur, un sentiment qui la consume, mais qui est bref, bien plus bref et soudain que la peur.
Oui, quand Sam est en colère, elle ne ressent plus rien, plus rien d’autre qu’une envie de sang. Du sang, des larmes, des cris, voilà tout ce qu’elle veut, tout ce qu’elle sent, quand elle se met en colère.
Alors, à cet instant précis où son esprit explose, à cet instant précis où son corps se tend, où elle est capable de tout, la peur la quitte, et s’envole, très loin. A l’instant où elle en aurait le plus besoin.

Quand sa mère l’a retrouvée, cette nuit-là, les larmes coulaient sur ses joues. Elle n’a pas opposé de résistance quand on l’a menottée. Elle a continué de pleurer, la tête baissé, revoyant sans cesse la même scène. Sa main qui frappe, frappe, encore et encore cependant que ses doigts serrent, cependant que les yeux du garçon deviennent rouge, injectés de vaisseaux sanguins, cependant que les larmes coulent, se mêlant au sang qui dégouline de son nez, de son arcade sourcilière, de tout ce qu’elle a explosé. Elle a revu, en boucle, l’ambulance arriver, sa mère effondrée sur le corps de l’enfant, lui hurlant de tenir, de survivre. Elle n’a pas bronché, elle a pleuré.
A l’interrogatoire, elle n’a pas dit un mot. Sa bouche est restée close, et son regard fixe, vide, malgré les larmes salées qui continuaient à dégouliner sur ses joues. Elle n’a pas bronché quand le policier lui a envoyé un coup, à lui décrocher la mâchoire. Elle n’a rien dit, rien murmuré.
Meurtrière.
Elle a eu peur. Peur pour son frère, peur d’elle. Peur d’être capable de faire ce genre de choses.
Meurtrière.
Elle s’est haïe. Comment peut-on être capable de tuer quelqu’un ? Comment peut-on être capable de vouloir serrer, frapper, jusqu’à ce que l’on sente le flux régulier du sang cesser ?
Monstre.
Elle n’a rien dit, elle méritait tout. Elle le sait, elle est dangereuse. Qu’ils l’enferment, qu’ils la battent. Que son sang coule, qu’elle en crève.
Monstre.
Elle n’a pas protesté, au procès non plus. Elle n’a rien soufflé, rien dit. Elle a souffert, en silence. Ils l’ont envoyée pourrir entre ces quatre murs gris et nus. Ils l’ont enfermée là bas, à praesidium, seule, condamnée pour un crime qu’une autre qu’elle avait commis. Et, depuis, elle y erre, âme en peine, faon effarouchée, fantôme rempli de terreur.
Elle ne se trouve pas folle, mais, pourtant, elle a cette drôle de sensation qui lui dit qu’elle l’est. Et, s’il faut rester ici pour ne pas recommencer, alors tel est son destin.

L’avenir ? Mais qu’est-ce que l’avenir ? Cette notion est si abstraite pour elle, si hors d’atteinte. Alors oui, elle s’imagine parfois, le soir, un avenir de contes de fées. Elle s’imagine au bras d’un homme qui la chérit, et qu’elle chérirait tout autant. Elle s’imagine avoir des enfants, une famille, un travail qui lui plaît. Elle s’imagine vivre de ses écrits, de ses mots qu’elle laisse s’envoler, s’imprimer sur la feuille, pour ne jamais les oublier. Elle s’imagine beaucoup de choses, Sam, mais la fin de ses rêves est toujours pareille. Du sang, encore et toujours du sang. Ce liquide rouge et poisseux qui coule, ses mains qui tremblent. Il n’y aura pas de happy end pour Samantha Carrow. Jamais. Alors, l’avenir, elle préfère l’éviter.