Ce matin il pleut.
Le soleil s’est barré avec tout le reste. Il a laissé des tâches humides sur le bitume. Je n’aime pas l’automne. Je n’aime pas la couleur des feuille, l’humidité, le mi-froid de la température extérieure.
Je marche dans les couloirs en traînant des pieds.
Je cherche ma tête brune aux yeux comme un ciel d’août.
J’ai entendu dire qu’il s’était battu. Qu’il s’était laissé casser la gueule. J’étais pas là, je devais être à l’autre bout de notre prison quand il mourrait sous les poings des autres garçons.
Alors moi je le cherche.
Je le cherche pour voir s’ils l’ont pas trop abîmé, s’il n’y a pas de bleus sur son visage.
Sinon, je vais me venger.
Il va me donner des noms et ils auront le double de ce qu’ils lui ont fait.
Il est là, dans l’un des dortoirs. Je le reconnais même de dos, avec ses cheveux un peu rasés à l’arrière de son crâne.
- On t’a fait du mal ?
Je parle un peu fort.
Mais je ne crie pas. Jamais sur Steve.

Il me dit de pas crier, Steve.
Je suis dans l’encadrement de la porte. Je le regarde. Je ne crie pas.
Il y a son tee-shirt tendu sur son dos un peu voûté, un peu fatigué.
J’aperçois le profil de son visage, la courbe de son nez puis ses yeux tout entiers qui se posent sur moi. C’est comme une demande silencieuse. Mes pieds s’actionnent mécaniquement et je vais pour m’asseoir sur le lit face au sien.
- Ils ont tapé sur mes oreilles, ça fait mal quand j'écoute.
Sur les oreilles, c’est terrible.
D’abord ça assomme, ça étourdit complètement. Ça fait fermer les yeux d’un coup. Et puis on entend plus rien, on devient presque sourd. Ça fait comme s’il y avait un essaim d’abeille au creux des tympans.
Ça me tue de voir
sa lèvre éclatée
le rouge le bleu le mauve (l’arc-en-ciel des ecchymoses) sur son visage tout pâle.
- Je vais parler tout doucement, alors.
Je dis, en murmurant et en le regardant très fort dans les yeux. J’ai le bout des doigts qui tremble un peu, qui s’ennuie. C’est que je les imagine, penchés sur lui, en train d’utiliser leurs pieds et leurs mains et je les imagine lui en mettre plein la tête pour le défigurer.
Comme moi le jour où j’ai pété les plombs et que j’ai tapé papa.
Je me lève du lit et je m’approche pour me pencher sur sa silhouette. Avec mes mains je touche là où ça fait des arcs-en-ciel. C’est chaud.
- Tu as mal ?
Je demande. Et puis je laisse tomber mes bras le long de mon corps.
- C’était qui ? Parce qu’ils vont voir. J’peux retrousser mes manches, moi aussi. Ils vont voir, moi aussi j’peux les rendre sourds, moi aussi…

Le visage de Steve s’enfuit de mes mains. Pourtant elles sont bienveillantes, cette fois-ci, elles voulaient juste regarder, s’assurer que ça faisait pas trop souffrir, calmer les arcs-en-ciel.
Tant pis.
Il dit qu’il sait pas.
Moi je suis sûr, sûr et certain que Steve il sait qui lui a tapé le visage. C’est moi qui ne sais pas pourquoi il les protège. Tous les deux on pourrait leur donner une belle correction et après, pour sûr qu’ils auraient peur de nous, qu’ils auraient plus envie de nous croiser dans les couloirs du centre.
Y’en a plus d’un, qui s’est pris mes poings dans le bide et dans le visage.
Et puis les pieds dans les côtes.
Je retourne m’asseoir face à lui.
- T'étais où ?
Je fronce un peu les sourcils. Les mâchoires qui se serrent un peu. Mes yeux qui effleurent le sol.
- Pas là. J’peux être toujours là, Steve. Tu peux pas me demander d’être toujours présent.
Parce que je serai pas toujours présent.
Et puis je sais qu’on n’est pas ici pour se faire des amis. On est ici pour guérir ou quoi et pouvoir se réintégrer dans la société. Mais moi je sais qu’on pourra jamais faire ça. Faut nous voir, tous, des lions en cage, à sortir les crocs et les griffes pour pas grand-chose.
Même s’ils nous donnent des médicaments.
- Et toi, pourquoi tu t’es pas défendu ?
Je sais qu’il s’est pas défendu.
Ça se voit parce que ses mains elles sont même pas rouges, même pas violettes, et puis normalement elles aussi elles se teignent en couleur ecchymoses quand elles se défendent.
Steve il a rien fait.
Il a laissé les coups pleuvoir.

Son corps s’étend sur le matelas.
Il se replie un peu sur lui-même, il se referme comme une fleur. C’est pas une bonne comparaison, Steve, c’est pas une fleur. C’est un orage. Il a des airs d’orage avec ses yeux colère et ses poings énervés eux aussi. Mais c’est un orage qui passe, ça dure jamais longtemps.
Le reste du temps c’est un ciel bleu (gris).
- J’aime bien quand t’es là.
Il a le nez enfouit dans le creux de son coude quand il dit ça.
Si mon cœur pouvait parler il dirait : oh.
C’est que je pensais pas Steve capable de dire des choses comme ça. C’est qu’il parle pas beaucoup non plus et j’ai jamais cherché à le décortiqué, à gratter sous sa carapace pour connaître ce qu’il y a dans sa tête et dans son ventre.
- J'ai l'impression que ça vaut le coup de survivre.
J’ai les yeux sur le sol qui sourient et ma bouche aussi qui sourit.
Ça faisait longtemps.
Longtemps qu’on ne m’avait pas dis des jolis mots, des mots presque doux, de ceux qui fatiguent pas les oreilles, qui n’épuisent pas la tête. C’est du coton, des plumes sur les tympans.
Mais moi je sais pas quoi répondre à tout ça, je sais même pas ce que je dois faire, est-ce que je dois le toucher, lui parler, le regarder ?
???
- M-moi aussi j’aime bien quand t’es là mais
Mais ?
- Mais on peut être ensemble autrement.
C’est possible.
On peut faire des choses comme
se donner rendez-vous
Et pas se tomber dessus parce qu’il y en a un qui crie plus fort que l’autre.

Son corps fait un demi-tour et son visage n’est plus caché mais exposé au plafond.
- Ça veut dire quoi ensemble ?
C’est vrai qu’il connaît pas ça,
Moi j’ai connu. J’ai connu les sourires, les mots doux, les regards aimables, les mains, même les baisers, les caresses la nuit. J’ai su ce que c’était, être ensemble.
Être deux mais ne faire qu’un.
Ou être deux et faire deux mais s’entendre, même s’écouter.
C’est qu’avant, tout allait bien. Avant l’épisode dans la salle de bain, avant mes doigts colère sur papa maman et la petite sœur tout allait bien.
C’est vrai, j’étais presque heureux.
J’étais pas ça.
Un grand garçon avec des cernes sous les yeux et plus vraiment capable de parler plus vraiment capable d’exister comme il faut.
- Je sais pas comment t’expliquer
Peut-être qu’il faut que je lui montre.
Je vais m’asseoir sur son matelas, à côté de son lui allongé.
Là par exemple on est ensemble parce qu’on est côte à côte.
Quand on fume tous les deux dehors on est ensemble.
Quand je viens donner des coups de poings à ses attaquants on est ensemble.
Je me tourne vers lui pour le regarder. Je laisse mon visage se décontracter. Là tout est calme, il n’y a pas de cris. Seulement nos mots tout bas dans la chambre.
Je pose la paume de ma main sur le dos de la sienne. Je la laisse reposer dessus quelques secondes et je la retire.
- Je crois que ça c’est être ensemble. C’est aussi se parler sans crier. Mais nous on sait pas trop faire
On a tout oublié : les sensations
les sentiments.
Il faut tout réapprendre. Comme on apprend à marcher, à mettre un pied devant l’autre jusqu’à ce que ça devienne naturel. Là c’est pareil, il faut apprendre à toucher sans blesser. Il y a des gens qui se touchent et qui se font du bien, j’ai vu ça dans la rue dans les films dans les livres.
Tout à l’heure j’ai essayé avec Steve mais il a pris peur, avec son visage qui s’est dégagé comme s’il me disait : arrête.
Je dois mal m’y prendre. Ou peut-être que lui veut pas qu’on l’aide.
Je me demande à quoi ressemble Steve quand il sourit avec le cœur

Pendant que j’avais la paume posée sur la sienne, très légère, j’ai senti les os de sa main devenir énormes parce que son poing se serrait. Pendant une fraction de seconde j’ai pensé qu’il allait peut-être me cogner, on aurait basculé l’un contre l’autre, on aurait terminé sur le sol froid à répandre nos sangs.
Mais non.
On s’est promis sans le dire qu’on se toucherait jamais pour se faire du mal.
On n’a pas besoin de ça.
On n’a pas besoin de bagarre supplémentaire dans les couloirs du centre, on n’a pas besoin de se péter le nez. Mais je suis intimement convaincu que ça finira par arriver (les poings entre nous, tout ça). Moi la question que je me pose c’est : qui va abandonner le premier ? Peut-être lui. Lui, il sait se faire taper dessus et me regarder avec des yeux presque rieurs en attendant que je prenne les garçons par le col pour les éclater contre le sol et contre les murs.
Steve. Cinq foutues lettres qui commencent à ressembler de plus en plus à une main tendue et pleine de bleus.
- Je te fais pas peur ?
Je pose mes yeux sur les siens.
J’ai une ébauche de sourire qui dessine ma bouche et qui montre un peu de mes dents. J’hésite un peu à rire. Finalement je hausse une épaule et mon sourire disparaît dans le mouvement, il s’efface.
- Non.
Je dis d’abord.
- Puis pourquoi j’aurai peur de toi ?
Parfois quand je l’aperçois j’ai la poitrine qui se serre, qui pince. Mais c’est pas de la peur, ça non. La peur je l’ai éprouvée quand j’étais pas très grand et que je me promenais tout seul dans la rue et qu’il faisait nuit.
Mais ici, qu’est-ce qu’on ressent ?
Le cocktail amer de la colère et de la tristesse.
C’est suffisamment fort pour vous assommer des jours.

- T'as pas peur que je te frappe ?
Je hausse mes sourcils.
J’aimerais lui demander : pourquoi, tu veux me frapper ? Mais je me tais. J’ai bien compris que les mots ne valaient pas grand-chose, avec Steve. Il comprend mieux quand c’est avec les mains qu’on s’exprime ou même avec les silences. Et puis moi je ne sais plus comment faire pour parler, pour dire des jolis mots sans me mettre à gueuler entre chaque syllabe.
Quand je suis arrivé c’était comme ça.
Je hurlais.
J’ai hurlé tout ce que je n’ai pas hurlé pendant seize ans. Je sais pas si ça m’a fait du bien mais je me suis senti exister plus d’une fois. Ça m’a brûlé les poumons encore plus fort que la cigarette mais j’vous jure que ça rend vivant de crier un bon coup.
On sort tout plein de choses. Tout ce qu’on a encaissé, tout ce qui a stagné dans le corps pendant trop longtemps, qui a macéré, qui s’est mélangé avec de vilaines choses.
Mes mains attrapent ses poignets (avec ses deux petits poings fermés au bout).
Je les approche de mon visage. Juste devant mon nez.
J’ai ses pouces devant mes yeux.
Et je regarde ses yeux à lui.
- Tu ferais ça, Steve ? Tu ferais vraiment ça ?
Silence (pour lui laisser le temps de réfléchir un peu).
- Parce que moi je le ferai jamais.
Mais s’il le fait un jour. Je me défends, moi aussi. J’attrape son cou tout fin entre mes doigts et je serrerai je serrerai je serrerai jusqu’à ce que ses veines éclatent sous mes doigts. Ça a failli arriver une fois, pas avec lui, mais j’ai failli le faire.
Ça me fait tout drôle de tenir ses poignets tout chauds sous mes paumes.
Je l’ai jamais touché comme ça.
je l’ai jamais vraiment touché tout court.
Là je me demande s’il va s’énerver. Parce que je serre un peu mes doigts sur sa peau, ça fait un petit étau, mais un étau solide. Est-ce qu’il va se mettre en colère ? Est-ce qu’il va s’apaiser ? Est-ce que ses épaules vont se relâcher d’un coup et est-ce qu’il va se dire : OK, tout va bien ?

Ce qui me fait tout drôle aussi c’est de le regarder comme ça. J’ai rien que son visage et ses mains dans mon champ de vision et rien d’autre. Steve partout, partout, partout. Steve comme un ciel sans début ni fin. Steve qui ne commence ni ne termine.
Peu à peu, ses doigts se délient.
Les phalanges se relâchent une à une et ses mains s’étirent complètement. Alors moi, en même temps, je relâche aussi la pression autour de sa peau diaphane. Ça fait des marques un peu rougies, traces éphémères de mon passage sur lui.
J’ai un peu envie de sourire.
Mais je n’en fais rien et tout ce qu’on fait, nous, c’est se regarder. Se regarder encore. J’ai l’impression que ça fait mille ans que j’ai pas cligné des yeux, comme si le temps s’était arrêté.
Son visage s’approche encore et j’oublie de respirer.
Je sens ses paumes sur mes joues, elles les survolent. Et ses pouces qui sont là, juste sous mes paupières. Il n’y a pas de pression. C’est seulement un frôlement qui dure.
C’est dangereux, ce qu’on fait là, je crois.
Si l’un de nous pète les plombs d’un coup, il n’y aura rien pour nous protéger. Même pas une main bienveillante pour nous arrêter, pour pas qu’on se fasse du mal.
Mais là, là c’est juste agréable.
- Ça va, comme ça ?
Le visage calé entre ses paumes, je hoche tout doucement le menton. Et la bouche un peu entrouverte je m’entends dire
- Oui, oui, ça va.
Ça fait longtemps que je l’avais pas dis. Un « ça va » ou un « je vais bien ». Ils s’étaient barrés avec tout le reste, et les voilà de retour, dans ma bouche. Mais là je suis complètement perdu.
J’arrive pas à regarder autre part que lui, qu’à l’intérieur de lui (les yeux sont le miroir de l’âme, n’est-ce pas ?). Et là j’aperçois des yeux très sombres, des yeux enfouis sous la colère et la négativité, mais on dirait qu’il y a une étoile survivante dans ses pupilles.
- Et là, qu’est-ce que je dois faire ?
Je demande, dans un souffle. Un souffle qui vient s’échouer sur son visage.

- Rien. Bouge pas.
Je hoche la tête pour dire, oui, d’accord. Je bouge pas d’un pouce. Je reste un bout de temps comme ça pour toi si ça peut te faire du bien.
Et puis son visage se rapproche
se rapproche
se rapproche …
Comme une météorite très lente.
Et puis je sens sa bouche sur la mienne. Mais elle ne fait rien. Elle est juste là. Ça fait naître un sourire sur ma bouche à moi (il a dû le sentir, Steve). C’est pas que je me moque, mais je crois qu’il a jamais fait.
Je me sépare de son visage et aussi de ses mains pour dire
- Attends …
Je vais lui montrer.
J’ai déjà fait ça. Avec une fille qui m’aimait vraiment fort et que je croyais aimer aussi. Mais je crois que maintenant elle a peur de moi. Elle ne m’a envoyé aucune lettre pour me dire que je lui manquais ou quoi que ce soit. Elle ne me manque pas.
Je chasse son visage de mon esprit.
Ma main qui était posée sur le matelas remonte pour s’échouer sur la nuque de Steve. Elle y trouve refuge. Là je ferme les yeux et je l’embrasse pour de vrai. Je le guide avec mes lèvres, tout doucement, très lentement, pour qu’il comprenne comment faire. Je touche rien qu’avec ma bouche, pour pas le brusquer et parce que je sais pas si on est capables d’aller plus loin sans devenir dingues.
Je le lâche. Et je recule de quelques centimètres pour pouvoir le regarder.
J’ai un peu les joues rouges.
Je sais pas ce qu’il se passe.
Mon esprit se demande pourquoi j’ai embrassé un garçon.
Mais moi je crois que mon cœur le demandait, que mon corps le réclamait.
Ça m’a fait tout drôle, de sentir son haleine parfum cigarette-Steve se disputer avec la mienne pendant une période minuscule. Ça m’ a fait du bien, je crois, aussi. J’ai rarement été aussi calme. Je fais tout avec le bout des doigts et avec les yeux pour ne rien casser comme on dit. C’est ce que papa et maman répétaient quand j’étais gosse « on touche avec les yeux ».
Le problème avec Steve c’est que je veux le toucher avec les mains. Je veux le toucher avec les mains encore et encore mais sans le casser.

La peau diaphane de Steve est devenue rose, presque rouge.
Pas comme quand il s’énerve. Mais quand il est comme ça. C'est-à-dire très calme de l’extérieur et on dirait qu’il est tout timide. Un animal sauvage, un peu (je l’apprivoise tout doucement et on dirait que je m’en sors plutôt bien).
On n’arrive plus trop à se regarder les yeux dans les yeux, à se regarder tout court.
Moi je suis en train de me demander si je suis homosexuel. J’ai rien contre ça, j’ai rien contre le fait d’aimer les garçons mais… mais je pensais pas que c’était possible. Pas pour moi. J’ai jamais trouvé un garçon attirant. Je sais même pas si Steve m’attire, je sais même pas si j’ai envie de voir Steve sans rien, si je veux passer mes mains dans son dos.
C’est qu’avant lui il y a eu que des filles.
- Ça, c'était être amoureux ?
Mes pensées chavirent et retournent à lui.
Je le regarde et mes yeux sont très grands. Je sais pas si c’est parce que Steve m’éblouit ou parce que je sais pas trop que répondre à sa question (les deux, sûrement).
- Je … je sais pas si on peut parler d’amour, Steve …
Je crois que là c’était plutôt un peu de réconfort. Pour nous deux. Pour nos corps qui en ont assez de grelotter dans la nuit et même en plein été. Pour nos bouches qui aimeraient qu’on s’occupe d’elles un peu plus souvent, pour nos mains qui avaient oublié ce que c’était de toucher sans abîmer les gens.
Mais pour moi c’est pas ça être amoureux.
Je suis pas amoureux de Steve.
Je le connais même pas.
Il m’a jamais dit pourquoi il était là, ce qu’il avait fait.
On se parle pas. On se touche avec les yeux. C’est comme ça qu’on
s’aime ???
Je sais pas si c’est comme ça qu’on s’aime mais c’est comme ça qu’on fait depuis des mois, on se regarde c’est tout, on se sauve la vie de temps en temps c’est tout. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Trop de choses, sûrement.
- S’embrasser ça veut rien dire.
Je me tais.
J’aurai peut-être pas dû dire ça. Parce que c’est pas vrai, c’est pas que ça veut rien dire. Mais … Mais y’a tellement de gens qui s’embrassent sur la bouche, qui font l’amour même, et qui sont même pas amoureux. Moi je sais pas, je sais pas ce que ça voulait dire, cet échange de regards et de bouches. C’était sûrement une façon de péter une durite mais avec de la douceur et du coton entre nos coups.

- Si. Ça veut dire qu'on est pas des monstres.
C’est beau qu’il pense ça.
Il s’estime (je crois que dans nos cas c’est très important l’estime de soi).
Et puis ses mains tombent sur mes épaules et je sens encore son visage contre le mien. Ça fait un raz-de-marée, une claque agréable. Je me laisse aller à sa bouche maladroite. On a tous les deux nos yeux fermés. Et nos langues se rencontrent pour la première fois. Ça me fait de l’électricité sur le corps. Mes doigts agrippent le bas de son tee-shirt.
Et puis comme la première fois, on se décolle, on se détache.
Et moi je comprends rien.
- Tu vois. Ça montre qu'on est capable de faire autre chose de notre corps que des bleus.
Je souris (sourire triste).
Il ne comprend pas.
- Bien sûr qu’on en est capable.
Mais c’est pas ça le problème. Il croit que c’est ça qu’être amoureux, c’est s’embrasser comme ça, sans rien dire. Me prendre par les épaules et m’embrasser. Mais non, non, non, c’est pas ça être amoureux. Être amoureux c’est passer du temps ensemble, rire ensemble, sourire ensemble, rêver ensemble, s’engueuler parfois.
On rit pas ensemble.
On sourit pas ensemble.
On passe pas tellement de temps ensemble.
On s’engueule pas non plus.
- Tu sais, Steve, l’amour c’est pas seulement s’embrasser. C’est un tas de choses à côté. Un tas de choses qu’on peut pas faire ici … Je pourrais te montrer.
J’avance ma main près de son visage et je touche du bout des doigts son nez, sa bouche, l’os de sa mâchoire, son menton (pour lui montrer que l’amour c’est accepter qu’on le touche). Je repose ma main. Pas à pas. Comme ça, quand il sortira, il sera paré. Paré pour les beaux sentiments.

Il chasse ma main comme on chasse quelque chose qui dérange, quelque chose qu’on refuse.
Très bien.
C’est pas grave.
On a dit qu’on irait doucement, alors, c’est ce qu’on fait. Faut pas que je le brusque, Steve, il est déjà assez abîmé comme ça. Il dit excuse moi et je hausse une épaule pour lui faire comprendre que c’est pas grave. Du moment qu’il explose pas, du moment qu’il reste calme et qu’il aie pas l’impression d’être en danger.
Avec sa main, il prend mes doigts. Je le laisse faire. Alors je sens ma peau tomber sur la sienne, faire le tour de ses yeux, puis suivre le dessin de son nez et puis c’est fini. Je sens sa paume très chaude contre ma peau qui est maintenant emprisonnée entre ses deux mains. Ça me fait tout drôle, comme de l’électricité au bout des mains. Mais je crois que c’est agréable.
Il dit que ça va, mais je crois que c’est pour lui.
- Tu te débrouilles très bien.
C’est ce que je murmure.
- C'est quoi, les autres trucs ?
Je fronce les sourcils. Je me décale un peu sur le matelas pour pouvoir me rapprocher de lui. D’abord je prends sa main dans la mienne et j’entrelace mes doigts, comme ça. Je les serre un peu, pour lui montrer. Puis je délace tout ça et je récupère ma main. C’est ce qu’on fait quand on est amoureux, on s’enlace avec les mains (je le faisais avec ma copine d’il y a longtemps).
- C’est pas seulement se toucher. C’est aussi … rire ensemble, par exemple. Regarder les étoiles, s’envoyer des lettres, discuter de plein de choses.
Je hausse encore les épaules.
C’est un tas de choses encore.
Mes yeux se promènent sur lui. Ses mains, ses coudes, son épaule, son cou, sa bouche (que j’ai embrassée) et puis ses yeux.

- Combien de fois t'as fait ça, toi ?
Je hausse les épaules. J’ai pas compté, j’ai pas compté le nombre de personnes que j’ai serré dans mes bras parce que je les aimais vraiment ou parce que je faisais semblant de les aimer. J’ai pas embrassé beaucoup de filles. Peut-être trois ou quatre. Les premières ça devait être pour rigoler, parce que les mains se promenaient trop. Mais ça voulait rien dire, c’était des bisous sans importance. Mais je l’ai fait vraiment avec une seule fille. Celle d’avant ici.
Elle était vraiment jolie.
Et puis très gentille aussi.
Mais c’était une trouillarde. Pas courageuse pour un sou. Son plus gros défaut, je crois, et la jalousie, aussi. Elle a dû faire partie de mon dérapage. Parce que je me sentais peut-être trop enfermé, avec elle.
- J’ai fait ça une fois. J’veux dire, j’ai vraiment fait des trucs d’amoureux une fois avant… avant maintenant.
Mais le souvenir est doux.
- Tu verras, quand tu seras moins sauvage, et tout ça. Ça se passera bien.
Je me tais.
Je pense que je crois en lui. Je sais pas d’où il vient, ce qu’il a fait ni pourquoi il est là. Mais de ce que je sais de lui, de ce que j’ai appris de ses longs silences, de ses yeux baissés ou levés vers le ciel, de ses moitiés de sourire, c’est que c’est pas un mauvais garçon.
Il a fait une bêtise.
Moi aussi j’en ai fait, des bêtises.
J’ai la gorge sèche. Ça faisait un bout de temps que j’avais pas aligné autant de mots à la suite. D’habitude je ravale. Je ravale tout. Je ravale les sentiments, les mots, absolument tout (et il ne reste plus rien).
Je pousse un soupir.
Je crois que ça me fait du bien. Je crois que Steve et moi, j’ai envie de nous tirer vers le haut. J’ai envie de prendre sa main dans la mienne et de l’emmener là où le soleil brille, dans un endroit où il se sentira en sécurité et où il n’aura peur de rien.
Même pas de sourire.