« Eh, che-Blan, tu tapes une trace avec moi ? » Eh, connard, tu veux pas fermer ta gueule ? ... Le mec me sourit avec ses airs d’être sûr qu’il est beau gosse – j’imagine qu’il faut au moins ça pour prétendre me posséder le temps d’une nuit. Bref sourire du coin des lèvres, ricanement muet que les jeux de lumières emportent aussitôt. Je me baisse avec indolence, me bouche la narine et de l’autre fait disparaître la ligne blanche –
Blanche... – sur la table – paf, tour de magie. J’aime bien ce genre de magie, où la poussière de fée se dilue dans ton sang pour t’envoyer des paillettes jusque dans les yeux. C’est la plus belle magie du monde, c’est la magie blanche, la magie-Blanche. Je me relève et me tourne vers mon compagnon avec une lenteur féline, je joue avec son impatience pour faire semblant d’avoir une dignité – paraît que c’est important, et que si une fille en a pas, c’est une salope. Nos lèvres se trouvent, se touchent – goût d’ennui, de banalité dans ces baisers qui ressemblent à tant d’autres ; décevante faiblesse du frisson lorsque les mains masculines glissent fiévreusement sur mes hanches. Merde.
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Les gens que je rencontre, quand j’leur dis que j’ai quinze ans, ils y croient pas. J’ai pas l’air assez jeune, assez fraîche ; moi et mes joues creuses, mes yeux toujours rouges, on a pas la dégaine de l’éclatante adolescence. C’est que j’me suis pourrie trop vite. J’ai tout fait trop vite. Qui résisterait à la possibilité de tout pouvoir faire ? Et pourquoi ils m’ont appelé Blanche, mes vieux ? Ils espéraient sceller mon innocence ? Depuis que j’existe je comprends rien – rien, pour de vrai, pas comme ceux qui « comprennent rien » quand le prof’ de maths leur embrouille la tête à coups d’équations. J’sais pas ce que je fous là, pourquoi j’suis là, pour
qui j’suis là. Mes parents, eux, ils sont pas là. Jamais là. Toujours en voyage d’affaires, en voyage de ci, de ça. Et moi j’suis là, avec ce grand appartement dans le 16e, la pléthore de zéros dans mon compte en banque, et j’ai même pas seize ans, j’comprends pas quoi faire de tout ça, de tout ce vide, de tout ce rien. Quand je sniffe un rail de surpuissance, ou que le para’ de MD bombarde mon cœur d’un amour fébrile ; quand mon corps ondule aux lubies de la nuit, qu’il vibre contre un autre corps... là, tout ça prend un sens, j’ai un sens. Un sens d’exubérance, de décadence ; j’scrute mon reflet et j’me trouve malsaine, pas sereine. On m’dit que j’suis trop jeune. Trop jeune, trop jeune, puis on me plaque contre un mur, on empoigne mes seins, on me dévore et j’m’oublie dans ces appétits.
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Moi en vrai, j’veux juste qu’on sache que j’existe. J’veux que mes parents m’aiment, mais de près, j’veux plus d’leur amour-téléphone et d’leurs caresses-chèques. J’leur ai fait peur, avec mon nez tout blanc mon sourire de neige et mes yeux de sang. Les autres, peut-être ils m’aiment. Ils croient m’aimer, sauf qu’ils savent pas qui j’suis. Même moi j’sais pas. En plus ils sont bêtes. Ils comprennent pas. Comme moi, mais eux ils comprennent même pas qu’ils comprennent pas. Ça m’énerve. J’aimerais bien qu’ils soient mal, comme moi, juste pour pas me sentir seule à souffrir. C’est comme arriver en retard à un cours, ça l’fait toujours mieux si tu débarques avec quelqu’un. J’en ai marre d’être en retard, du coup je prends plein de trucs qui m’accélèrent.
Comme ça, j’suis plus en retard.
(je suis toujours toute seule)